Jean Clair – L’Hiver de la Culture
Posted on July 17th, 2012
Dans ce pamphlet contre le culte de la culture, contre une idolâtrie de l’exotisme, contre une déviation des musées non seulement de leurs objectifs initiaux mais également de leur vocation ultime, Jean Clair se prête au périlleux exercice de la critique sans appel ni proposition d’un phénomène emportant la majorité, phénomène décrit comme absurde et dévoyé. En délivrant une liste de constats amers, il détruit un édifice d’illusions sur ce qu’est ou plutôt ce que n’est pas l’art au sein de notre société. Tout en regrettant l’échec du concept d’écomusée, cher à Georges-Henri Rivière – qu’il explique par une culture de cour française n’ayant jamais permis la création d’un lien avec la tradition populaire, Jean Clair s’interroge sur l’aspect mal-vieillissant d’un large nombre de musées à travers l’Europe, alors même que les villes se muséifient et que les périphéries urbaines se bétonnent.. Ce questionnement pousse implicitement le lecteur à l’auto-critique sur son rôle et son sentiment dans la mise en scène d’un cadre de vie largement citadin, en proie à la consommation touristique, en quête d’une esthétique de l’individualisme. Quant au modèle architectural américain, « prolifération cancéreuse » selon les termes de Jean Clair, il a infiltré les nouvelles zones d’habitat, selon une idéologie du « tous pareils », comme si nous avions véritablement une utopie commune d’un vivre ensemble dans un monde de Playmobil.
Mais c’est sur la relation entre l’homme et le musée que Jean Clair porte le plus grand coup, la confusion entre culte et culture étant, selon lui, principalement le fait de l’intervention de Malraux et de son Musée imaginaire, précurseur d’un trop illusoire dialogue des cultures. Ainsi, « la dernière illusion du Musée imaginaire fut la Tour de Babel » assène-t-il. Le Musée du Quai Branly ressort de cette étreinte teinté d’une vacuité seule
égalée par une illégitimité toute impériale. Et de rappeler, dans un contournement explicite de la question d’un Ministère de la Culture, que « l’idée de tutelle de l’Etat sur les choses de l’esprit est en soi un problème. » Oui, mais comment ne pas céder à la tentation de chercher une quête commune à l’humanité et de rapprocher, par là-même, toute production humaine dont la finalité ne serait pas purement fonctionnelle ?
Se penchant sur l’expérience actuelle du musée, Clair établit un indéniable parallèle entre l’expérience de la messe et celle de la visite d’un musée moderne, offrant une forme de consolation distrayant d’un ennui qui surpasse la seule journée dominicale. Dernière aventure collective, le culte de l’art est précisément un culte parce que l’alignement d’une série de tableaux que personne ne sait plus lire est on ne peut plus absurde et que l’on n’y trouve aucune réponse aux questions métaphysiques. Cette aventure collective, qui s’exprime par un pèlerinage désespéré au musée, aux expositions, s’apparente à une « vérification » et n’apporte plus qu’une « solitude augmentée ». L’art contemporain sort de cet « Hiver de la Culture » nu et, pour tout dire, assez ridicule. Déshabillé pour l’hiver, en quelque sorte. Dénué de sens, mû par la haine du Beau, fabriqué par l’interaction d’une poignée de maisons de vente et d’une autre de nouveaux riches, l’art contemporain, définie par une « société de spécialistes autoproclamés », ne recherche plus que le « décalé » et cède au penchant nietzschéen du dégoût sur le goût. Au passage, Jean Clair y fustige ce qui, « sous un vernis festif, a un petit coté, comme à peu près tout en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant ». Pour preuve, l’omniprésence – dans le langage des spécialistes de l’art – des termes « investissement » (au propre comme au figuré) et « appropriation ». L’un et l’autre signifient clairement la finalité marchande du patrimoine culturel. Et l’éternelle question de revenir sur le devant de la scène : est-ce que l’art est un bien échangeable et matériel comme un autre ? Quant à l’artiste, son totalitarisme est comparé au fantasme de toute-puissance de l’enfant, selon une toujours plus insolente « incontinence du moi ». Le cas des arts vivants est, pour Jean Clair, tout à fait différent : leur maîtrise et leur contrôle n’ont jamais été aussi parfaits. Le sacré y réapparaît dans la reproduction, cette fois toujours différente, d’une intensité neuve. Où l’on constate un phénomène de substitution du corps à l’œuvre d’art, qui n’est pas sans rejoindre l’idolâtrie du corps si caractéristique de notre société.
Quand Jean Clair déplore l’architecture des musées, il la compare d’ailleurs à celle, flamboyante, des stades, seule bien portante. « Le sacré s’est refermé sur un jeu cyclique et dérisoire ». Là aussi, la vénération la plus partagée est bien celle du corps, modelable sans autre forme de talent que l’effort physique et l’aide éventuelle de drogues. Alors même que l’adoration du dégoût (excrétions en tous genres) prime sur l’image sublimée du don de soi et du martyre, notre société admire la beauté d‘antan de façon nostalgique. Mais elle ne sait plus, ou ne veut plus, la produire. On assisterait donc à une disparition de la nécessité du Beau. Mais reste la question de notre présence ici-bas. Et, n’en déplaise à Jean Clair, n’est-ce pas aux artistes et aux intellectuels de la poser ? A leur manière…
Jean Clair – L’Hiver de la Culture. Flammarion, coll. Café Voltaire

Bravo pour la mise en page de ton blog très élégante et aérée. L’article sur le livre de Jean Clair que je n’ai pas lu est très agréable à lire et semble bien en rendre compte. Apparemment le livre est assez polémique etappelle quelques réflexions. Malgré ses origines paysages, Jean Clair est tout de même un homme du sérail culturel et a passé suffisamment de temps à la direction de musées et comme commissaire d’expo pour que sa critique ne soit pas exempte d’arrière-pensées. on sent poindre quelques réglements de compte. Oui bien sûr, il y a des choses très justes concernant la mercantilisation de la culture. Cela dit l’hypothèse que l’art doive nécessairement apporter une réponse métaphysique – du moins – collective est tout à fait illusoire. C’est une affaire par nature individuelle. l’art n’a jamais répondu aux aspirations des masses, ça se saurait. Et rien ne dit ceux qui autrefois regardaient les tableaux que l’on voit dans les musées les comprenaient mieux que nous aujourd’hui. Il les comprenaient autrement et nous n’avons aucune idée de ce que c’était un regard sur une oeuvre d’art ni même si ce qui fait “art” aujourd’hui était considéré comme tel en son temps. Les réflexions et les éclaircissements de daniel Arasse sur le sujet sont particulièrement intéressant. Le fait de considérer la visite au musée comme une espèce de substitut à la messe est un raccourci un peu facile. Sans doute y-a-t-il à redire sur la façon dont les musées sont aujourd’hui conçus, mais je préfère encore l’imperfection à l’absence. Ils sont quand même le lieu où quelque chose de l’ordre de la révélation est cependant possible. La critique du musée imaginaire de ton illustre ancêtre est peut-être pertinente d’un point de vue intellectuel, mais avoir vu cette exposition à St Paul de Vence en 1973, demeure cependant pour moi, qui était alors acculturé demeure quelque chose de l’ordre d’une expérience sensible qu’il m’arrive encore parfois de ressentir et qui fait écho dans d’autres circonstance ou en visitant d’autres expositions. Je n’ai pas non plus l’impression que l’existence d’un ministère de la culture oriente mes choix. il est possible dans ce pays de voir des expos dans des musées des fondations privées des friches industrielles et de faire mon chemin dans toute cette diversité. Et il m’arrive d’envier ces enfants à qui des guides expliquent le sens d’une oeuvre et ses possibles interprétations. Il y a aujourd’hui une sensibilisation aux choses de l’art qui n’existerait pas s’il n’y avait pas une politique culturelle. De mêm qu’il est un peu expéditif de réduire l’art contemporain à la haine du beau qui certes est le peut-être la pensée dominante, mais n’est tout de même pas que cela. Quant à la notion de divertissement, je préfère la prendre au sens pascalien, et je trouve que les musées peuvent parfois nous soulager et offrir quelques lieux et moments de méditation. Après tout, j’ai aussi la possibilité dans cette diversite de choisir le genre de musée dont j’ai besoin. Beaubourg m’est aussi nécessaire que le louvre, Orsay ou le quai Branly. tout est affaire de disposition, et je ne vais pas forcément dans tel ou tel avec le même état d’esprit. Quant à la finalité marchande de l’art contemporain, en quoi est elle différente de ce qui caractérise les grandes oeuvres classiques qui était toutes des commandes, de nobles de bourgeois et bien sûr de l’Eglise. l’investissement et l’appropriation étaient tout autant de mise à l’époque. L’art a toujours eu à voir avec le marché, sauf en ce qui concerne les artistes de l’art brut, dont finalement je suis heureux qu’on puisse aujourd’hui rassembler les travaux dans des musées, même si de méchantes langues disent que c’est de la sorte les dénature. Comment pourrait on les voir sinon ? Je trouve que le postulat de la disparition de la nécessité du beau est excessif. A cette catégorie très discutable et difficle à définir, je préfère celle de la nécessité d’intensités nouvelles. C’est d’ailleurs de cela dont témoignait d’une certaine façon le musée imaginaire. L’œuvre ‘art ne se réduit pas à une catégorie, elle est toujours à questionner et à réinterpréter. Enfin tout cela appellerait beaucoup de développements et c’est de toute façon un inépuisable sujet.
Ce que nous appelons art aujourd’hui a longtemps été non pas une réponse métaphysique mais une sublimation mystique de la condition humaine face à ce qui le dépasse, exprimée par un individu. Si l’art n’a jamais eu pour vocation de répondre aux aspirations des masses, le musée, dans sa conception, a eu celle de mettre l’art à leur portée (ou est-ce l’inverse ? n’est-ce pas le sujet véritable, finalement ?)… Toujours est-il que ce livre fort polémique et qui n’emporte pas mon assentiment, je pense, beaucoup plus que le tien si tu le lis – ce à quoi je t’encourage vivement !- est une base de discussion assez passionnante… Merci d’être attentif et réactif !